La pré-histoire « Royale » du Badminton
En badminton, Messieurs les Anglais ont-ils tiré les premiers ?
Le badminton serait d’origine Indienne et sa paternité anglaise. Ce serait un « anglo-Indian game »1. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, lors de séjours dans les Indes Britanniques des officiers de la British Indian Army et leurs épouses, mais aussi nombre de fonctionnaires et membres de la communauté anglaise en poste dans cette colonie, ont découvert et se sont adonnés à un jeu rural traditionnel, le poona (ou poonai). Un jeu de raquettes « compétitif » opposant deux équipes de cinq joueurs se renvoyant, par-dessus un filet d’environ 6 pieds (1,85m), une balle jaune constituée de cercles de cartons évidés entourés de laine2. Le but étant de pousser les adversaires à la faute (ce sport, principalement d’extérieur, a pris officiellement le nom de Ball Badminton en 1954, avec la création de la Ball Badminton Federation of India).
Selon la légende, en 1873, des officiers de l’armée des Indes de passage en Angleterre auraient, pour se distraire d’un après-midi pluvieux, tendu un filet (ou une simple corde), dans le vaste hall de la demeure du Duc De Beaufort (à « Badminton House ») et disputé une partie en « utilisant un bouchon de champagne dans lequel ils fixèrent quelques plumes. [Le jeu] pris donc par onomastique le nom de badminton »3.
« The Game of Badminton », nouveau passe-temps sportif, était né. Son règlement sera progressivement standardisé, au fur et à mesure de son institutionnalisation et de sa diffusion.
L’invention du badminton, ou tout au moins sa mise en forme sportive, serait donc anglaise… Mais Messieurs les Anglais ont-ils été les premiers Européens à disputer des Parties de volant dans un espace délimité, avec un filet comme obstacle à franchir4 et avec, pour les joueurs, l’intention de rompre l’échange afin de marquer des points ?
D’évidence non, si nous nous référons à la description des intenses Parties de volant disputées, fin XVIIe - début XVIIIe par le Duc Philippe d’Orléans, dans une salle de Jeu de Paume5.
Du Jeu du volant aux Parties de volant
Au XVIIIe siècle le Jeu de volant était devenu une distraction à la fois très populaire et aristocratique. Il était aussi un exercice permettant de s’exercer au maniement d’une raquette plus légère, préparant ainsi les enfants de noble famille et les futurs rois à la pratique de la Paume, jeu royal par excellence.
Si gentes dames et gentilshommes se plaisaient à conter fleurette en échangeant le « bouchon emplumé », ce cœur volant et volage6, des joueurs chevronnés de courte paume (des « paumiers ») s’adonnèrent également à d’intenses Parties de volant s’apparentant, par bien des aspects, au badminton contemporain. On trouve une description détaillée de ces Parties dans un ouvrage de François de Garsault, publié en 1767 dans une collection s’attachant à décrire avec précision les arts et métiers : l’Art du paumier-raquetier et de la paume7 (des maîtres artisans, confectionneurs de raquettes, de balles et de volants, également gérants de jeux de Paume8).
Ces Parties de volant, auxquelles se livrait avec passion Monseigneur le Duc d’Orléans (1674-1723), fils du frère cadet de Louis XIV et, un temps, Régent du Royaume9, s’« exécutaient dans un Jeu de Paume en place du véritable jeu », précise l’auteur du Traité10, soit dans un court couvert, ceint par des murs : le « Tripot » (de « triper » qui signifiait bondir), ancêtre de nos actuels gymnases, disposant de salles de massages, de vestiaires, d’un coin buvette et d’une « Galerie » permettant aux spectateurs de suivre les exploits de leurs champions (d’où l’expression « épater la galerie »).
Selon ce membre éminent de l’Académie des Sciences, les joueurs pouvaient, comme en Paume, « se renvoyer simplement » le volant. Ils échangeaient alors sans autre but que de le maintenir en l’air aussi longtemps que possible, tout comme ils le faisaient avec la balle (pelote ou esteuf) pour le plaisir, pour s’échauffer ou encore pour patienter « en attendant [l’arrivée d’] un meilleur » et alors engager une confrontation équilibrée.
« Se renvoyer simplement la balle », ou le volant, s’appelait « peloter » ou « balloter » et, comme le souligne François de Garsault, n’était pas « pour ainsi dire, jouer sérieusement, mais passer le temps sans but & sans autre dessein que celui de faire de l’exercice ». La Partie qui suivait cette mise en train constituait « le jeu même : on y est astreint à des règles qui demandent de l’adresse & du raisonnement, un coup d’œil prompt et beaucoup d’agilité »11.
Deux filets pour garantir l’échange
Une Partie de volant pouvait opposer « jusqu’à huit personnes ; mais le beau jeu est de quatre ou six Joueurs », précise Garsault. Soit du 2 contre 2, du 3 contre 3 et, dans certains cas, du 4 contre 4 !
Les Parties décrites par Garsault se jouaient par-dessus deux filets successifs, distants d’un mètre ! Outre le filet qui scinde en deux le terrain de Jeu de Paume (appelé « la corde » et dont il était possible de régler la hauteur à l’aide d’un cric, « suivant l’idée des Joueurs ») était ajoutée « une seconde corde avec son filet, à trois pieds de la véritable [soit un peu plus de quatre-vingt-dix centimètres], & qui lui est parallèle ».
Garsault précise que le volant ne doit pas « rester entre les deux cordes ». Les volants tombants entre les deux filets étaient nécessairement comptés « faute », tout comme ceux qui ne franchissaient pas ce « fossé ».
À défaut de traçages au sol, les murs latéraux (ceux du fond devant être bien difficiles à atteindre) délimitaient l’espace de jeu : de neuf à douze mètres de large et d’une quinzaine de mètres de profondeur – la longueur d’un court de Jeu de Paume variant de vingt-huit à trente-trois mètres selon les auteurs.
Des murs que, contrairement à la Paume, « on ne doit point toucher […] avec le volant », comme le précise Garsault.
L’ajout d’un second filet avait d’évidence pour finalité d’obliger les joueurs à allonger les trajectoires des volants. En effet, les filets de courte Paume, bien que fixés à un mètre cinquante sur les côtés (ce qui avoisine la hauteur actuelle d’un filet de badminton, 1,55 aux extrémités - 1,524 en son milieu) étaient fort bas en leur centre (environ quatre-vingt-dix centimètres). Sans la mise en place de cette astuce, ce que nous appelons aujourd’hui les « amortis » centrés auraient été bien difficiles à rattraper, abrégeant trop vite l’échange et rendant la confrontation peu intéressante.
Rebond ou pas ?
Le point était-il marqué dès le premier contact du volant avec le sol ou était-il autorisé de le frapper après un rebond ? François de Garsault ne précise pas d’interdiction du rebond. Il indique seulement que « le volant n’a pas, à beaucoup près, tant d’élasticité que la balle ; ses bonds ne se dirigent pas du même sens, et ne vont pas si haut » et donc, comme il l’écrit plus loin, « il n’y a pas de chasse », comme en Paume. Soit pour condenser, la règle complexe de la « chasse », de « point de second rebond ».
Or, même si le volant pouvait être repris après avoir touché le « carreau », c’est-à-dire le sol12 (ce qui ne devait toutefois pas être très facile), il n’en reste pas moins que le terrain adverse constituait bien une cible à atteindre (et donc aussi à défendre collectivement).
Une mini-catapulte pour engager la partie !
Avant de « jouer partie », le service était tiré au sort « avec la raquette comme à la Paume », soit « en jetant une raquette » en l’air, ou en la faisant « tourner » au sol, tête en bas. Tandis qu’elle pirouettait un joueur annonçait « droit » ou « nœud » ! « Droit » correspondait au « côté des cordes qui est à plat, c’est-à-dire sur lequel il n’y a point de nœuds » (la cinquantaine arrêtant les « cordes à boyaux »)13, l’autre côté « où les nœuds paraissent » se disant le « nœud ». L’expression « coup droit » trouve ici ses racines : jouer en coup droit, c’était jouer avec le « Droit » de la raquette, le côté où n’apparaissaient pas les nœuds !14
Le service ne se donnait pas à la « cuillère » (comme il l’est le plus souvent aujourd’hui), mais en frappant un volant lancé en l’air de deux manières :
- soit par un « Garçon du jeu » (un servant ou valet qui faisait aussi office d’arbitre, de marqueur, de ramasseur de volants) qui : « jette en l’air le volant avec la main à celui qui donne le service » ;
- soit à l’aide d’une mini-catapulte baptisée « la manivelle ». Orientée en direction de l’équipe qui avait gagné le service, la « manivelle », actionnée du pied par le « Garçon du Jeu », propulsait en l’air un volant que les Joueurs renvoyaient dans le camp adverse en le frappant à la volée.
François de Garsault fournit un dessin détaillé de cette ingénieuse mécanique, ce qui laisse penser que ces Parties de volant étaient loin d’être anecdotiques ! Sinon quel intérêt de détailler le plan d’une machine, que l’on peut considérer comme le tout premier lanceur de volant !
Toujours concernant le service, on peut imaginer, par analogie avec le Jeu de Paume que lorsque le receveur n’était pas prêt, il pouvait le refuser et demander à ce qu’il soit remis en annonçant : « pournéant »15.
Des « matchs » physiquement éprouvants et pécuniairement onéreux
M. de Garsault ne dit rien du comptage des points. S’il suivait celui de la Paume, c’est-à-dire des jeux de soixante points, avec quinze points marqués par coup gagnant (et la nécessité en cas d’égalité à quarante-cinq, de gagner deux coups de suite pour remporter le jeu, comme l’actuel tennis, dérivé simplifié de la Paume)16, cela aurait alors offert la possibilité de conclure en quatre coups. Ce qui paraît peu probable en regard de l’intensité des échanges soulignée par Garsault. En effet, les Parties de volant étaient, selon lui, physiquement très éprouvantes et d’une intensité supérieure à la Paume.
On jouait pour la gagne et, sans doute, pour de l’argent, alors que jeux et paris allaient de pair17. Ceux qui empochaient les gains se bâtissaient également une réputation, de force, d’habileté et de ruse. Les compétiteurs s’investissaient avec ardeur dans des Parties qui relevaient du défi et suscitaient des désirs de revanche. « Le pari assure une gravité minimale. Il entretient un risque et crée une tension. Il fait exister le sérieux », analyse l’historien Georges Vigarello, qui rappelle qu’au début des Parties de Paume, la « mise d’argent était déposée au pied du filet »18.
Tout comme aujourd’hui, ce « badminton » d’avant le badminton était physiquement exigeant et éprouvant. François de Garsault observe ainsi qu’« il est même fort rare qu’il se trouve des Joueurs qui le préfèrent à la Paume ; car il fatigue extrêmement, et est de très grande dépense ».
Cette indication de « très grand dépense » n’est pas à lire comme une dépense physique, mais comme la prise en compte du coût important d’une pratique dispendieuse, grande consommatrice de volants !
M. de Garsault chiffre le poids de cette « dépense » qu’il considère comme un frein au développement du Jeu : « Il faut au moins trois douzaines de volants pour jouer un temps raisonnable », précise-t-il, car ils « se gâtent très vite, et ne peuvent plus servir ». Le coût de cette consommation s’avérait non-négligeable, même pour des nobles (ce qui n’était pas le cas des balles de Paume, plus solides et réparables). « À vingt sols la pièce, les trois douzaines font trente-six livres », souligne de Garsault. En comparaison, vers la fin du XVIe siècle, le salaire d’un ouvrier agricole était de neuf sols (ou sous) par jour : soit l’équivalent d’un demi-volant19.
Cette dépense en « petit-matériel » s’ajoutait aux nombreux frais qui étaient le plus souvent intégralement réglés par le perdant. Celui-ci, outre les gains du pari, devait s’acquitter du prix de la réservation du court20, de celui des rafraîchissements, voire des repas et éventuellement des frais de chambres, « où on trouve un bon feu, devant lequel on se fait frotter à nud & essuyer par les Garçons de Jeu »21.
Du « badminton » d’avant le Badminton
Ainsi, au tournant du XVIIIe siècle, des nobles ont « chassé » et « rachassé »22 des volants, en lieu et place du Jeu de Paume. Ils ont joué à un Jeu de volant précompétitif qui s’apparentait fortement au badminton, proposant une « logique d’affrontement » (pour utiliser une formule actuelle) similaire à celle du badminton contemporain : dans un espace délimité (par des murs, à défaut de traçages au sol), une opposition duelle, entre deux camps adverses, séparés par un « filet-obstacle « (ici deux filets successifs), avec des Joueurs cherchant à rompre l’échange.
Comme à la Paume, les attaquants s’évertuaient très certainement à « prendre le défaut de [leurs] adversaires[s] », en l’attaquant, comme précisé dans un ouvrage publié à l’attention des joueurs de Paume, « du côté de ses moyens les plus faibles », ou encore en tirant « dans les endroits du jeu où il croit son adversaire moins expérimenté pour relever », ici la balle, là le volant.
Les défenseurs s’organisaient nécessairement pour défendre leur camp, pour empêcher le volant de tomber au sol et de toucher la cible constituée par le terrain qu’ils occupaient. Puis, cherchaient à le repousser en « renvoyant [si possible] un coup difficile », afin que les receveurs ne puissent « donner le coup qu’il[s] puisse[nt] craindre ».
Certes les tactiques ici citées sont extraites d’un Traité exclusivement consacré « au royal Jeu de Paume » (publié en 1783, par M. de Mannevieux23), mais il y a fort à parier que les joueurs de Paume qui troquèrent la balle pour le volant, habitués à les mettre en œuvre, les appliquèrent aux Parties de volant avec l’intention, comme aujourd’hui, de faire déjouer leurs adversaires !
La définition de la « logique interne » du badminton, proposée sur son site par la Fédération Française de Badminton (FFBaD), correspond bien à celle des Parties de volant telles que disputées par le Duc d’Orléans : « Sport duel dans lequel le volant, frappé par une raquette après avoir franchi un filet, doit toucher le sol dans le camp adverse ou ne pas être renvoyé par l’adversaire ».
Ainsi, si la Paume est l’ancêtre reconnu du tennis, les Parties de volant disputées par le Duc Philippe d’Orléans, qui les préféraient et/ou les appréhendaient comme un dérivatif à la Paume, paraissent bien constituer du badminton avant l’heure.
Ces Parties où « il a été imaginé de se servir du Volant au lieu de balles » (Garsault) ont très certainement été disputées par d’autres joueurs de Paume. Si Garsault indique que « ce jeu […] a été principalement en vogue dans le temps de Mgr le Duc d’Orléans », soit fin XVIIe - début XVIIIe, De Mannevieux dans son Traité de 1783 destiné à son altesse royale le Compte d’Artois (Charles X), souligne que les joueurs qui étaient habitués à jouer au volant développaient en Paume une plus grande puissance de frappe lorsqu’ils prenaient une balle à la « volée ». Il cite ainsi un certain « M. Tourneporte, comme le joueur qui avait la volée en secondant la plus foudroyante, il tenait la raquette comme au Jeu de volant ». Dans un précédent passage, discutant des « tours de poignet » ordinairement employés, il observait déjà que des joueurs qui tenaient « leur raquette à peu-près comme au jeu de volant [donnaient] de cette façon, surtout de volée, des coups imprenables »24.
Si M. de Garsault, mû par un souci d’exhaustivité, n’y avait consacré une pleine page de son Art du Paumier-Raquetier et de la Paume, ce jeu de défi, prenant le volant comme engin de dispute, serait resté totalement inconnu. Nous n’aurions alors vu l’ancien Jeu de volant que comme un agréable passe-temps, un amusement pour jeunes enfants et demoiselles, et jamais imaginé, qu’il y a quatre siècles, a été conçue et construite en France La Manivelle, une singulière machine à propulser un volant d’engagement !
Cette éphémère, mais non moins réelle, manière compétitive de jouer au Volant a disparu en même temps que le progressif désintérêt pour le Jeu de Paume et la quasi-disparition des salles où il se pratiquait. Vers la fin du XVIIe siècle, « le goût des Français pour la paume décline irrémédiablement »25, la société de cour lui préférant des jeux plus doux (bilboquet, billard, pallemail – l’ancêtre du croquet).
Dès lors le volant n’apparaîtra plus que comme un simple jeu d’échange sur le mode du « à toi à moi. Un « gracieux » et futile divertissement auquel s’adonnent avec « délices » jeunes filles et enfants sages. Une activité qui « exerce l’adresse sans produire de fatigue26 », convenant également aux convalescents !
Renaissance dans… un Jeu de Paume
Dans le dernier quart du XIXe siècle, les Parties de volant tant prisées de Philippe d’Orléans réapparaîtront en Angleterre sous la forme sportive du Badminton.
Dans les années 1900, ce sport qui commence sa lente et sporadique implantation en France sera présenté dans la presse hexagonale comme une nouvelle manière de jouer au traditionnel et enfantin « jeu du volant », comme du « Volant au filet » ou encore un « Jeu de volant scientifique »27.
Du fait de cette filiation imaginaire, il sera longtemps perçu comme « un jeu facile », nécessitant peu de force, comme un loisir de plein-air à partager entre couples d’amis, les dimanches à la campagne et l’été sur la plage. Une représentation bien ancrée qui freinera sa prise au sérieux et son développement.
Dans les années 1990, nombre d’enseignants d’EPS considéraient encore le badminton comme « une douce plaisanterie », avant de changer radicalement de position ! Au tournant du XXIe siècle, de nouvelles générations de Capepsiens, notamment séduits par la ludicité de cette activité, en feront un incontournable des programmations d’EPS et le sport désormais le plus pratiqué dans les Associations Sportives Scolaires (UNSS)28 !
Clin d’œil de l’histoire, plus de deux siècles après que le Duc d’Orléans ait cessé de disputer d’acharnées Parties de volant dans un Jeu de Paume, c’est dans celui de Bordeaux que, le 10 novembre 1935, les « meilleurs spécialistes français du badminton » donnèrent une des toutes premières démonstrations d’un « sport particulièrement attrayant ». Cette « exhibition de bagminton [sic] », qui s’inscrivait dans une « tournée de propagande en faveur » d’un sport pouvant « se jouer […] sur un emplacement réduit […], dans une propriété, un préau d’école, une salle de fêtes, un garage »29 et donc aussi dans un Jeu de Paume, aurait très certainement enthousiasmé le Duc Philippe d’Orléans, pionnier méconnu de l’histoire du badminton !
Frédéric Baillette
Membre de la Commission Culture de la FFBaD
Responsable de publication du blog « La Vie du Volant » et « Quand le bad s’affiche ! »